Chronique du temps présent

La foire à Giat

Elle débute au moyen-âge, traverse la féodalité, l’âge classique puis la révolution, se fortifie de l’enrichissement rural et artisanal au milieu du dix neuvième siècle, fête commercialement la Belle Epoque, puis passe à travers deux, trois guerres pour arriver graduellement jusqu’à nous. Pimpante encore mais fragile. Elle devait être formidable et authentique dans les années cinquante. Elle est aujourd’hui amputée. Sans sa force première d’être un énorme et très conséquent foirail. On ne va plus là pour vendre ses bêtes.

Des centaines de broutards attachés aux barres de fer, qui subsistent encore, dans un carré d’herbes rases, cela devait avoir quelque allure. Autrefois on venait y acheter des veaux de trois mois. On y négociait les culards de l’année. Ils partaient directement en train de marchandise par la ligne d’Ussel à Paris, rejoindre les corrals de La Villette. D’où les maisons imposantes du centre ville. Les hôtels, le riche bâti sont bien le signe d’une embellie. Maintenant elles sont le plus souvent inoccupées. Un tas de restaurants qui ne désemplissaient guère. Des moulins de Pologne où on pouvait aussi se ruiner aux cartes. Le coin fut un temps pour certains très prospère.

La foire engraissait alors la riche bourgade qui l’accueillait. On y passait la journée en famille ou seul en virée, à jeun ou pas, n’achetant qu’après avoir vendu. Mangeant et buvant d’ampleur dans les nombreux troquets bruyants autour du champ de foire. Rien de tout cela ne subsiste. On vit autrement. On passe sans traîner. Le silence est de mise.

Reste donc à arpenter ce bien curieux emplacement en coeur de ville, qu’est celui d’une telle foire, dont le succès bien que très différent, ne se dément pourtant pas. Il faut monter une sorte de colline arborée, dépasser l’étonnante architecture de la mairie et suivre pas à pas les bancs installés sur ses pentes. Tout est parfaitement goudronné. Il y a d’abord sur un terrain plat la foire à la volaille, celle des petits élevages fermiers. Des pleines caisses grillagées sont exposées. Il y a des poules, des cailles, des lapins, des faisans, des canards, des dindes, des pintades et des oies. Cela sent rien qu’en passant la plume, le granulé et la basse cour. Puis en montant en surplomb de la rue principale, on retrouve comme à chaque fois les mêmes repères aux mêmes endroits, cela depuis toujours, au moins de mémoire d’homme, les traditionnels camions de merciers où trônent des pelotes de laines et des tabliers des années soixante-dix, ceux d’outillages agricoles ou d’objets usuels devenus par la force des choses quasiment introuvables ailleurs.

Les boutiques sur roues exposent des vêtements. Ils semblent d’une autre époque et apparaissent un peu datés. Elles sont celles de familles ayant encore pignon sur rue ; des piliers en trois générations firent de ce lieu d’autrefois, une autre foire autrement fréquentée. Maintenant elle marche bien mais c’est sans comparaison avec l’ampleur d’antan. Aller à la foire relevait autrefois d’une obligation morale, cinétique et technique. On l’attendait non sans mérite comme une nécessité. C’était le poumon commercial et social de toutes les communes sur des lieues à la ronde. Le retour de l’élastique. Ne pas y aller vous sabordait aux yeux des autres. Il existait aussi un solide abattoir.

Puis en montant, dans l’inconfort d’une pente assez raide et serrée tant il y a de monde et peu de place en un goulot saturé, on rencontre les stands assez basiques de chaussures bas de gamme, de treillis militaires dédouanés, de sous-vêtements ou de solides chaussettes paysannes. On se doit d’arriver frais, sain et sauf devant les planches de la petite marchande de montres à bon marché et les parasols d’un guinéen vendant sans vrai succès des ceintures en cuir plastifié. On est bercé, chaviré presque, gentiment ringardisé par la musique d’accordéon d’un vendeur de disques de bourrée et de pastourelle. Le temps semble alors s’être arrêté aux petits bals perdus de nos vingt piges, et ce n’est pas sans charme, ni regrets. Le temps ici s’arrête un peu. Ses dents sont peut-être plus courtes. Pourquoi toujours courir après la nouveauté ? A t’on besoin de tant de choses pour continuer ? Cette foire contient assez de nostalgie plénière pour faire basculer la matinée dans un passé antérieur satisfaisant.

C’est précisément au creux d’une telle question prophylactique qu’on tombe d’un coup sur le sieur Rémi. Cet observateur enjoué est toujours sur la brèche dès qu’une activité collective est en place. Ce célibataire connu de tous, parcourt en journaliste et en photographe appliqué tout ce que ses cantons contiennent de rencontres, de célébrations, d’expositions, d’activités de plein air et de cérémonies. Il est le chroniqueur patenté des comices agricoles, une vraie mémoire vivante. Il connaît parfaitement bien les lieux et les gens. Un autre copain nous fait signe. Une buvette de plein vent, où grésillent les andouilles à l’oignon et des saucisses maison, parfume et écourte nos échanges fructueux. Ce sera pour une autre fois. On vient d’acheter de la farine de châtaignes du Piémont et de la polenta. Un camionneur italien, fraîchement arrivé de Modane, a fait le voyage de nuit, à grand renfort de cafés noirs, pour être là, à temps.

Les fruits et légumes débordent sur le trottoir. Les bretteurs crient fort pour capturer nos derniers sous vaillants. Une famille venue de Dordogne ce matin nous vend des bottes d’asperges qu’elle produit. Une queue soudaine débute devant un tas de fromages fermiers cédés à moindre prix. Des poulets cuisent à la broche et ouvrent mille appétits. Les premières fraises de Provence ont traversé la France entière. Il y a des monceaux d’oranges, des pommes, des choux, des bananes et des oignons en vrac à ne plus savoir qu’en faire. Un boulanger au visage buriné, digne des photographies prises par Robert Capa dans les Asturies, est pratiquement enfoui sous des sacs de pain. Je lui achète une baguette histoire de lui parler trois minutes. Il me semble sortir lui aussi d’un autre temps. Exemplaire, digne et sérieux. Le monde ici ressemble enfin à quelque chose. Il est celui d’une longue sédentarité. Il a un poids, une cohérence tenace. Il y a des gueules, des trognes, des embellies. Des sourires et des anecdotes fusent. Les voix, les intonations, les rires, une quinte de toux même ont des accents inoubliables. De lourdes africaines mariées avec quelques fidèles du coin traînent des pieds. Leurs maris jardinent avec la lune et achètent des plants de cerfeuil à des retraités sans faconde.

On assiste (et on en fait partie) à un soudain rayonnement des gens d’ici comme déposés en entiers sur le sol, offerts à la vue tels qu’ils sont, à peine mis sur leur trente et un pour prétendre à tenir la pose. Ils sont ce qu’ils sont, ils vivent ainsi au milieu des autres et demeurent à peu prés les mêmes d’une foire à l’autre.


Patrick CLOUX